un chinois quelque peu ashkénaze

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un chinois quelque peu ashkénaze

M. Yun père est l’un de ces volontaires de 1916 qui décide à la fin de la guerre de rester en France. Une dizaine d’années plus tard, il rencontre là sa femme, une Chinoise elle aussi, vendue en 1928 à un couple de Québécois résidant en France comme garde d’enfants. M. Yun et

sa femme ouvrent bientôt ensemble un petit restaurant où leur fils les aidera dès son adolescence. L’avenir de Yun fils est tout tracé, mais voilà que, peu de temps après la
fin de la Seconde Guerre mondiale, ce dernier rencontre celle qui va devenir sa femme : une jeune fille d’origine juive polonaise dont le père est mort en déportation et qui a été prise en charge à la Libération par l’OSE (Organisme de secours à l’enfance), où elle a appris le métier de couturière. Et c’est ainsi que M. Yun débute, comme il le dit lui-même, dans le shmattès, dans un petit atelier-appartement de deux pièces à Belleville.
Aujourd’hui M. Yun a deux magasins, l’un dans le « Sentier chinois », rue Bréguet, l’autre rue d’Aboukir, en association avec un certain Izraël. « Tricots Finette, Izraël, Yun & Cie », est-il écrit sur la carte de visite que me remet M. Yun, ce qui me fait sourire. Avez-vous déjà rencontré un
vieux Chinois dont tous les gestes et toutes les intonations sont celles d’un vieux Juif ? Qui vous explique sans sourciller les différences entre ashkénazes et séfarades, le sens de l’épargne des uns, le goût de la dépense des autres ? Inutile de préciser vers qui va sa sympathie : « Les
Juifs d’Afrique du Nord, dit-il, en me rapportant une blague, sont les seuls que je connaisse qui, même à poil sur une plage, arrivent à te faire savoir qu’ils ont du fric ! » Sa vertu ashkénaze l’incite à la discrétion.
Mais il ne se fait pas prier pour donner son avis sur une autre communauté : les Chinois ! « Qui aurait pu imaginer que tous ces Asiatiques arriveraient ici, avec ces boat people et tout ça ! C’est le péril jaune ! » lance-t-il sans se troubler le moins du monde. Les nouveaux fabricants
chinois ? « Tous des flambeurs, des joueurs qui ne pensent qu’au fric. Ils ne connaissent rien au métier ! » Tiens, ça me rappelle quelque chose … Ne dirait-on pas l’un de ces vieux fakhman en train de vitupérer contre ses « frères » d’Afrique du Nord ? « Pour l’instant, ils se cantonnent dans le bas de gamme, je vois bien qui sont leurs clients, les voitures qui stationnent devant leurs magasins. La plupart sont immatriculées en Allemagne ou en Hollande, mais ce ne sont pas de grands blonds qui sont au volant ! Ce sont des Sikhs ou des Pakistanais : ils revendent ensuite aux forains qui font les marchés dans les pays du Nord. Pour l’instant, les Chinois ramassent les miettes, ils prennent tout ce dont les autres ne veulent pas, mais peu à peu, les miettes s’amoncellent ! » « Rien de nouveau sous le soleil », comme dit M. Yun lui-même, à propos de son propre père : « L’émigrant c’est toujours celui qui n’a rien à perdre. » Heureusement, tous ces Chinois n’ont pas encore leur résidence à Deauville ! M. Yun n’a pas à craindre de les rencontrer, quand il y part en week-end. Difficile, en revanche, d’échapper aux Juifs d’Afrique du Nord. On n’est plus chez soi !

Nadine Vasseur, 36, rue du Caire. Une histoire de la confection, Paris, Petite Égypte, 2019